Une autre vie pour Neyrpic

L'avertY
11 min readMar 27, 2021

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Dessin de la halle Ectra de Neyrpic par Aurore Braconnier (aquarelle et stylo feutre).

L’idée émerge en 2019 dans un bar grenoblois. Une quinzaine de circassiens sont réunis pour parler d’un futur lieu d’entraînement, notamment pour les disciplines aériennes. Trapèze volant, danse verticale, tissu aérien, Grenoble manque clairement d’un endroit pour s’entraîner. Dans l’idéal il faudrait un lieu avec de la hauteur et au loyer très abordable, voire carrément gratuit.

« Et pourquoi pas les friches industrielles de Neyrpic ? », lance l’un des circassiens présent à la réunion, « elles sont inutilisées depuis des années et question hauteur, il y a de quoi faire.» Axel parle d’une ancienne usine abandonnée représentant 43.000 mètres carrés bordant l’avenue Gabriel Péri, située entre le campus de Saint-Martin-d’Hères et l’École polytechnique. Un lieu qui a fait couler beaucoup d’encre depuis qu’une promesse de vente a été signée entre la ville de Saint-Martin-d’Hères et un promoteur privé, Apsys, en 2008. Ce dernier veut faire de Neyrpic une immense galerie commerciale, ce qui, en novlangue, se traduit par « pôle de vie » ou « centre-ville » : de multiples enseignes dédiées à la mode, au bien-être, la décoration et aux loisirs, juste à côté d’une avenue déjà bien commerçante, polluée et régulièrement embouteillée

Neyrpic en mars 2021.

Des recours contre le projet ont été déposés entre 2011 et 2018. L’instruction étant close, l’affaire devrait être jugée dans l’année. En attendant, on se pose la question : quelles sont les alternatives à ce centre commercial ?

L’âme ouvrière de Saint-Martin-d’Hères

Joyeuse coïncidence, il se trouve qu’Axel n’est pas seulement circassien, il a aussi suivi des études d’architecte et a obtenu son diplôme en 2016. Or, pour son mémoire de fin d’études, il a travaillé sur le projet Neyrpic. Voici comment il voyait l’avenir de ces friches : un centre de cirque couplé à une auberge de jeunesse. Ben oui, il n’existe qu’une seule auberge de jeunesse à Grenoble et celle-ci se situe à… Échirolles, soit loin du centre et des universités, nous dit-il. Bien sûr, le terrain est vaste et les idées ne manquent pas pour ce lieu. « On nous impose un énorme projet inutile sans aucune consultation des habitants », regrette François-Rémy Mazy, porte-parole de l’association Alternatiba [NDLR : des enquêtes ont été menées mais considérées comme orientées ou sans aucune publicité pour y participer].

« Les alternatives doivent relever d’une démarche citoyenne et participative. Le projet peut inclure une dimension économique sans pour autant le donner à un promoteur faisant partie des plus grandes fortunes de France. »

François-Rémy Mazy, porte-parole d’Alternatiba.

L’association Neyrpic autrement a elle aussi réfléchi à des projets, recueillant les idées auprès d’étudiants, du campus de Saint-Martin-d’Hères notamment. En plus d’utiliser la grande hauteur des halles pour des activités artistiques ou sportives, certains proposent de transformer cet espace en centre de formation professionnelle de cordistes et centre de ressources sur la montagne en proposant des cartes, des expos, etc. L’idée serait d’inciter les touristes en partance pour les massifs à faire une pause dans l’agglomération pour trouver de l’info sur la montagne, découvrir le patrimoine industriel et l’avancée des recherches au musée.

Façade Ouest d’un des bâtiments restants à Neyrpic.

Une autre idée consiste à développer un musée industriel en deux parties : la première consacrée à l’industrie lourde dans l’esprit du Musée des Arts et Métiers, la deuxième serait dédiée à l’histoire des industries alimentaires de Grenoble (Lustucru, Cémoi, Brun). À côté, l’espace accueillerait des associations. Cela rejoint un peu l’idée de Philippe Charlot du parti La République En Marche (LREM) qui assure avoir toujours défendu une co-construction avec la population. « Nous avions pensé, pour garder la mémoire de ce site, faire un musée sur l’histoire ouvrière de Saint-Martin-d’Hères, une ville à l’origine ouvrière à bastion fort du Parti communiste », nous dit-il au téléphone.

Un pôle de vie, un vrai !

Dans la même veine que Monsieur Charlot, d’autres politiques aimeraient réfléchir avec les Martinérois·e·s à des alternatives à Neyrpic. « Aujourd’hui, en dehors de l’Heure bleue, du domaine universitaire et d’Ikea, les gens ne viennent pas à Saint-Martin-d’Hères. C’est donc l’occasion de créer un pôle de vie », explique Marie Coiffard, 35 ans, élue Europe Écologie-Les Verts et enseignante à l’Université Grenoble Alpes (UGA), opposée à la forme et l’envergure du projet.

« 24 000 mètres carrés de surface commerciale, ce n’est pas ce que les gens attendent, surtout dans la situation sanitaire actuelle. Le type d’aménagement pose aussi problème : le promoteur prévoit un grand multiplex cinématographique alors qu’on ignore encore comment les cinémas vont se remettre de la crise. Et puis, donner tout le site à un promoteur privé empêche le droit de regard de la ville. Pourquoi se déposséder d’un espace commun ? »

Marie Coiffard, élue municipale Europe Écologie-Les Verts.

Quand on lui demande si elle a réfléchi à d’autres projets, elle répond que oui, bien sûr, même si elle n’a pas autant de moyens que la mairie. « Pour nous il faut que la ville reste partie prenante du projet. Il faudrait un mix d’activités avec un pôle culture comme des cinémas à taille humaine intégrant le Mon ciné, le cinéma d’arts et d’essai de Saint-Martin-d’Hères, ce qui leur donnerait de meilleurs locaux. Et puis des tiers lieux avec des salles de cours, des salles pour des associations, de séminaires. Enseignante à l’UGA, je vois bien à quel point on manque de salles. Enfin un centre avec des commerces de proximité, où on valoriserait des circuits courts, des commerces d’artisans, des commerces éphémères. Pas une vague de surf en tous cas. Sur ses plaquettes, le promoteur dit qu’il espère faire venir des personnes du Grésivaudan. Quel dommage de ne pas profiter de la conscience actuelle pour changer les habitudes de consommation ! Neyrpic pourrait devenir un super endroit mais pour le moment le projet est tellement pharaonique qu’il ne se fait pas. »

Qu’en dites-vous Monsieur Queiros ?

Commerces de proximité et de produits locaux, pôle culturel en rassemblant l’école de musique et de danse avec une vraie salle de spectacles, restaurant tenu par des personnes handicapées, les divers projets semblent se rejoindre sur cet objectif : amener de la culture et de la vie à Saint-Martin-d’Hères. Nous aimerions discuter de toutes ces idées avec le maire David Queiros. Celui-ci nous donne rendez-vous avec son directeur de cabinet, un certain Nicolas Lavergne, qui, d’emblée, tient à connaître une chose : l’angle de l’article.

Nous tentons de lui poser quelques questions sur le projet actuel comme le nombre d’enseignes présentes ou le nombre de personnes touchées par la zone de chalandise. « Tout ce que je sais, c’est que cela mobilisera 2500 emplois pour la construction du projet et 800 à 1000 pour faire tourner Neyrpic », nous répond-il fièrement. Un audit C02 a-t-il eu lieu? « On peut supposer que oui », dit-il avant d’avouer lui-même qu’il n’a aucune garantie. Pour justifier ses réponses, pour le moins floues, il invoque sa récente prise de poste : depuis à peine deux mois seulement.

On se demande alors pourquoi Monsieur Queiros nous a envoyé vers cet interlocuteur et on réalise vite qu’il ne sert que de filtre à notre demande d’interview. Dommage. On avait tant de questions à lui poser, comme son avis sur la pollution des sols du site et le fait que le promoteur envisage de laisser cette poussière toxique « sous le tapis » de béton, ce qui revient à filer le problème aux générations futures. On aurait aussi aimé l’interroger sur la pertinence d’un centre commercial gigantesque alors que le réchauffement climatique se fait de plus en plus ressentir et que la crise du Covid met le monde à l’arrêt. « On ne peut pas refaire le match », dit laconiquement le directeur du cabinet.

« Sur le plan politique, cette question a été en grande partie répondue par les élections : élu à 53%, on peut considérer que les Martinérois ont soutenu ce projet en renouvelant leur confiance. »

Nicolas Lavergne, directeur de cabinet de David Queiros.

Rappelons que le taux de participation à ce vote était de 30,63% seulement. Mais admettons. Pour autant, les Martinérois sont-ils au courant de l’ampleur du projet ? Pour Nicolas Lavergne, c’est une évidence : « On est quand même d’accord que sur un projet de 20 ans, les Martinérois le connaissent… » Et le directeur du cabinet de conclure laconiquement : « Bon a priori vous avez une certaine orientation…»

Une lutte interminable

Pour la mairie, les Martinérois sont donc bien au courant du projet Neyrpic et le soutiennent en grande majorité. Pour en avoir le cœur net, nous nous rendons sur place et interrogeons des passants pris au hasard. Êtes-vous de Saint-Martin-d’Hères ? « Je viens de m’installer », me dit Thomas, une trentaine d’années. « Mais j’ai étudié à Polytechnique situé juste à côté ». On lui demande ce que ces friches sont. Il semble totalement ignorant du projet.

« Un centre commercial ? Je ne suis pas contre un peu de shopping mais je me demande s’il y a réellement besoin d’un centre ici ? On a déjà le Casino juste à côté et d’autres boutiques pour les vêtements. Et puis, l’avenue est déjà trop fréquentée par les voitures. Personnellement, je préférerais un musée ou un centre sportif. »

Thomas, Martinérois.

Deux autres jeunes hommes se promènent. Eux aussi ont étudié à Polytechnique il y a quelques années et ne sont pas au courant du projet. « Nous aurions tellement aimé profiter d’un espace vert. Cela plairait beaucoup aussi aux étudiants du campus, de profiter de la pause du midi pour déjeuner dans un parc. La grande place, c’est trop grand, trop moche. Et puis, ce genre de commerce appartient à un autre temps, ce n’est en aucun cas l’avenir ».

Dessin de Simon Derbier : son travail est à découvrir ici.

À côté, deux ami·e·s profitent du soleil pour déjeuner au pied de cet endroit surréaliste. La jeune fille s’entraîne au centre Espace vertical à l’intérieur des friches. Le jeune homme fait de la highline dans les locaux déserts, de manière clandestine. « Depuis que je suis au CP j’entends parler de ce projet mais qui reste à l’abandon. En primaire nous avions même visité les lieux et il y avait des choses intéressantes à l’intérieur comme un vieux carrousel ». Il semble bien au courant. Pourtant, quand nous lui parlons du centre commercial, il paraît tomber des nues. « Pourquoi un centre commercial ? Ce serait tellement mieux un grand espace de cirque ou un lieu culturel. Après tout, Grenoble n’est-elle pas censée être la capitale verte 2022 ? »

En attendant le jugement du dernier recours qui devrait arriver bientôt, le lieu aurait pu servir à beaucoup de personnes depuis toutes ces années qu’il est laissé à l’abandon.

« Dans beaucoup de villes, les anciennes friches industrielles servent de lieu pour accueillir des projets éphémères ou des résidences d’artiste », déplore Élisabeth Letz, co-présidente de l’association Neyrpic autrement. « Là, tout est à l’abandon depuis des années en attendant la manne du promoteur. Ils ont fait partir des associations comme le club de foot portugais, la 2CV Club délire, des chefs d’entreprises. Le promoteur l’a dit lui-même, il n’est pas philanthrope. Qu’une mairie communiste défende bec et ongles un projet comme celui-ci juste pour que le promoteur gagne de l’argent, c’est complètement fou. Moi j’ai été élu pendant 8 ans, et je sais bien qu’on a beau proposer des alternatives, on est toujours envoyé sur les roses, eux seuls savent ce qui est bien pour les gens ».

Cela fait environ treize ans qu’elle se bagarre sur ce sujet notamment pour sensibiliser les personnes concernées sur la question. « J’aimerais bien que tout cela se termine. Cela commence à être long ».

Dans les épisodes précédents…
- 1899 à 1967 : industrie électrique et hydraulique
- 2008 : signature d’une promesse de vente entre le propriétaire et le promoteur de centres commerciaux Apsys
- Juillet 2011 : autorisation commerciale est donnée à Apsys pour sa demande de permis de construire
- 2011 à 2018 : des recours sont déposés
- Mai 2017 : le promoteur demande un deuxième permis de construire car il jugeait le premier projet obsolète et pure folie (selon ses mots)
- 19 décembre 2019 : Les recours du premier permis de construire ayant été rejetés, le promoteur annonce l’achat du terrain (bien qu’on ne retrouve aucune trace de cette vente au service de la propriété foncière)
- Février 2020 : quelques travaux de démolition de la Halle
- 8 avril 2021 : cinq Martinérois ayant porté des recours sont convoqués au Palais de justice de Grenoble à 13h, suite à une plainte déposée par Apsys. Alternatiba se mobilise pour les soutenir.

Reportage et dessin de couverture Aurore Braconnier
Dessin de presse Simon Derbier

J’ai raté un lien ?

Définition de circassien — Larousse.
Podcast “La novlangue, instrument de destruction intellectuelle” — France Culture.
Pollution des rues en temps réel — Plume Labs.
Mémoire d’architecte d’Axel en PDF, en partie sur Neyrpic — ArchiRès
Une vague de surf à Neyrpic ? Mêmes les surfers sont très critiques ! — Neyrpic Autrement.
Municipales 2020 avec L’avertY.
Définition de highline — Wikipédia.
Les 7 mensonges du Maire de SMH
— Neyrpic Autrement

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